Vivre à La Bassée fin 1914 début 1915
Germaine est employée par la famille Doolaeghe qui habite rue du Beau Rang à Quesnoy sur Deûle. Aux dénombrements de 1906 et de 1911 dans cette commune, il est noté que Germaine Leleu est née en 1888 à Warneton Belgique et qu'elle est de nationalité belge.  Sa situation est "domestique".

Germaine a deux soeurs qui sont employées chez Maître Grauwin, notaire à Haisnes lez La Bassée dans le Pas de Calais.  Louise et Eugénie, ont été finalement contraintes de quitter La Bassée en proie à de terribles combats. Elles racontent leur quotidien à leur soeur Germaine, qui rentre  à Quesnoy sur Deûle et raconte ensuite  à Claire et à ses parents. Claire relate les évènements dans ses carnets. Nous sommes le dimanche 8 août 1915........


Rappel de la situation militaire en octobre-septembre-novembre1914. La bataille de la Bassée fait partie des combats liés à "La Course à la mer" à la fin de l'année 1914 :  la 6e armée allemande s'était emparée de la ville pendant que la 4e armée attaquait le flanc britannique à Ypres. Les Britanniques durent donc reculer et l'armée allemande occupa La Bassée et Neuve-Chapelle. 
 
Vers le 15 octobre 1914, les Britanniques reprirent l'initiative ainsi que la ville de Givenchy en Gohelle. Toutefois, ils échouèrent dans la reconquête de La Bassée. Pendant ce temps, les troupes allemandes trouvaient des renforts et attaquaient à nouveau. Grâce à l'arrivée de la division Lahore du Corps indien, les Britanniques repoussèrent l'attaque jusqu'à début novembre
avant que la ligne ne se stabilise et que le combat se déroule désormais du côté d'Ypres.


………………Germaine est rentrée très tôt, à 5 h, la circulation est interdite dans Lille. Elle n’est pas allée à Lomme car elle a rencontré son père chez sa sœur qui est rentrée de La Bassée ! Que de détails nous avons eus par elle ! Les sœurs de Germaine ont dû quitter La Bassée il y a un mois, elles ont été évacuées sur Templeuve. Après bien des difficultés, Mme Lagaisse (leur patronne) a obtenu leur retour à Lille.
Melle Antoinette Lagaisse en 1912 avant son mariage. Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
La maison du notaire a reçu 6 obus, 28 ont éclaté dans le jardin. Une de ces grenades a traversé tous les étages et même la voûte de la cave où elle a ensuite éclaté. Deux soldats qui s’étaient réfugiés dans la cave ont été tués, les sœurs de Germaine qui étaient dans la salle à manger n’ont pas reçu la moindre égratignure. 6 Allemands ont été tués dans la maison au cours de ce bombardement qui a duré 3 semaines, pendant 12 jours, les obus pleuvaient sans une minute d’accalmie. C’est alors que les sœurs de Germaine ont dû s’installer à la cave et même y passer les nuits.

Quand ces terribles heures furent remplacées par d’autres plus calmes ; elles trouvèrent à plusieurs reprises des soldats morts dans la cuisine, dans le salon. N’osant plus sortir de la maison, les soldats laissaient les cadavres où ils étaient tombés. Eugénie, l’aînée des sœurs de Germaine les traînait parfois jusque la porte. La première fois qu’elles sont allées dans le jardin après le bombardement, elles ont trouvé le cadavre d’un allemand en décomposition. Comme l’air en était infesté et que les soldats ne voulaient pas y toucher, la sœur de Germaine a roulé le cadavre jusqu’au grand fossé rempli d’eau qui se trouvait là auprès, puis, après lui avoir enlevé plaque d’identité, carabine, casque, musette, elle l’y a jeté. Depuis que ce cadavre était là, Louise la plus jeune des sœurs de Germaine n’osait plus sortir de la maison.  

La Bassée a été évacuée une première fois le jour de Pâques, comme la dame du notaire suppliait Eugénie et Louise de ne pas quitter la maison, elles demandèrent qu’on leur permette de rester, deux voisines obtinrent de rester en ville avec elles. La ville devenue déserte depuis, les soldats étant la plupart du temps dans les tranchées, la vie devint très pénible pour les quelques civils qui étaient restés. Tous les magasins furent saccagés le même jour, sitôt le départ des commerçants. Que de bijouteries dévalisées, épiceries pillées. 
La maison de la Bassée - côté rue. Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
La maison de la Bassée - côté jardin. Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
Ce qui n’est pas utile aux soldats est jeté pêle-mêle dans les rues, on marche sur les chapeaux, les bottines. Que de ruines pour les commerçants. Tout ceci a lieu quelques jours après Pâques, un peu avant le grand bombardement. Que de choses ont été amenées chez le notaire : pièces de drap, de velours, de toile etc… La maison est remplie de choses volées : vases de Chine, peintures, garnitures de cheminée, tout y est pêle-mêle. Les officiers y ont fait amener aussi quantité de beaux meubles.
 
L’habitation ayant été ensuite fort endommagée par les obus, l’ameublement en ayant beaucoup souffert, la plupart des meubles du notaire furent remplacés par d’autres. Quand les sœurs de Germaine sont parties, la maison était encore meublée ; mais presque plus rien n’appartenait aux propriétaires. Par contre, quantité d’objets de grande valeur, ramenés d’un peu partout y étaient réunis. 30 officiers et 35 ordonnances occupent la maison, on a mis des lits dans presque toutes les salles, le salon sert de salle à manger pour les sœurs de Germaine, elles n’ont que cette place.
 
Les officiers se tiennent dans la salle à manger. Les Allemands croient qu’Eugénie est la dame du notaire et Louise, sa sœur. Mme Lagaisse qui habite Lille rue de Bourgogne avec sa fille (la dame du notaire, Mme Groin et son bébé) est dans le complot. (Claire fait une erreur dans l'’orthographe du nom de la famille Grauwin -  Charles Auguste GRAUWIN  s'est marié à Lille le 06 avril 1912 avec Antoinette-Blanche LAGAISSE)
 
Ce sont ces dames qui ont proposé à Eugénie de se faire passer pour la patronne, elles lui ont envoyé les blouses, les vêtements dignes de la femme du notaire. La sœur de Germaine, très débrouillarde, a su tromper les officiers qui la considèrent encore aujourd’hui comme la dame de la maison. C’est pourquoi, elle se rend encore souvent rue de Bourgogne où les officiers vont parfois demander quelque renseignement, elle doit continuer son rôle de maîtresse de maison. Comme Mme Groin (Grauwin) voudrait avoir tous les papiers de son mari qui sont restés à La Bassée, elle a demandé à Eugénie d’aller souvent chez elle, puisque les officiers ont promis de lui remettre les papiers du notariat. Les sœurs de Germaine racontent que parfois elles avaient bien envie de rire.

Comme depuis Pâques, il n’y avait plus aucun commerce à la Bassée, toutes les provisions venaient de Lille, Mme Lagaisse envoyaient par les soldats tout ce que ses bonnes avaient besoin. Quand les ordonnances allaient aux provisions pour les officiers, ils passaient toujours rue de Bourgogne.

Madame Antoinette Grauwin-Lagaisse avec son enfant. Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
La sœur de Germaine avait eu soin de leur remettre une lettre qui indiquait tout ce qu’elles avaient besoin. Mme Lagaisse répondait : Ma chère fille…..etc… donnait des nouvelles de son bébé et de sa sœur (sa sœur, c’était la dame du notaire) et lui envoyait de bons baisers !.... En rentrant, les soldats racontaient à Madame que son bébé était fort gentil, qu’il lui ressemblait !.... Eugénie et Louise avaient grande envie de rire. Quand de nouveaux officiers arrivent, ils font demander par leur ordonnance si Mme veut bien les recevoir !...  

A peine sont-ils sortis après avoir fait leur grand salut, les sœurs de Germaine éclatent de rire en disant : «S’ils savaient que nous ne sommes que des servantes. ». Voyant un officier grincheux, Eugénie dit à sa sœur : « Il a l’air d’un vrai sauvage ». L’officier qui comprend assez bien le français et qui a entendu la fâcheuse épithète dit : « Je n’ai pas très bien compris Madame ce que vous disiez à votre sœur ». Et Eugénie de répondre immédiatement avec le plus grand calme. « Je disais Monsieur que vous ne paraissez pas votre âge !.... » L’autre, flatté est persuadé qu’il n’avait pas bien compris !.. » .  

Dans les derniers temps comme les combats étaient presque continuels, que les soldats ne sortaient plus de la ville, aucune provision n’arrivait de Lille, Eugénie et Louise partagent la même cuisine que les officiers, on leur sert plusieurs plats de viande tous les jours, vins, liqueur. Le dimanche, on leur donne du champagne (on les sert dans le salon). Et cela pour qu’elles n’aient pas à sortir de la maison pour aller chercher des victuailles. Quand le voyage à Lille fut devenu impossible pour les ordonnances, les sœurs de Germaine furent obligées de subvenir elles-mêmes à leur nourriture. Comme il est impossible de sortir pendant la journée à cause des obus, elles partent le soir. Il y a encore 15 civils dans le pays, c’est vers ces rares maisons habitées qu’elles se dirigent tandis que les soldats sont dans les tranchées.  

Monsieur Charles Grauwin époux de Madame Antoinette Grauwin-Lagaisse. Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
Eugénie ayant été aperçue plusieurs fois est considérée comme espionne. Elle est enfermée 8 jours dans le salon, un soldat armé est près de la porte. Depuis les officiers défendent de sortir de la maison, on s’occupera de leur cuisine. On ne leur permet plus d’aller au jardin, et d’ailleurs ce n’est pas prudent, les obus arrivent à chaque instant pendant la journée. Deux fois, les Anglais bombardent pendant la nuit ! Un jour, quand les soldats ne faisaient pas encore leur cuisine, comme elles n’avaient pas pu sortir la veille, il n’y avait rien pour dîner. Ce matin-là, Eugénie dit à sa sœur « Tache d’empêcher les ordonnances de sortir de la maison, je vais tuer un poulet, nous ne pouvons pas nous passer de dîner ! ». Depuis 9 mois, canonnade presque tous les jours, combat à la baïonnette chaque nuit pendant 3 semaines ; 12 nuits consécutives, lutte acharnée…..  

Bombardement pendant la journée, combat à la baïonnette la nuit….. Il y a quelques mois, les Allemands voulaient avancer malgré tout, ils voulaient un succès pour le jour de la fête de l’empereur. Quantité de troupes arrivent de tous côtés, jamais La Bassée n’avait eu tant de soldats. Des régiments passent pendant des journées sans discontinuer. Le 104ème régiment d’infanterie qui arrive de Quesnoy donne quelques détails sur les environs. C’est ainsi que les sœurs de Germaine apprennent que Messines, Warneton, Frelinghien n’existent plus. Que Deulémont, Pérenchies, Quesnoy ont déjà reçu bon nombre d’obus. Ces soldats leur parlent de la Basse Ville, comme d’un véritable enfer, ils disent que les environs d’Ypres ne sont pas plus épargnés que La Bassée. Pendant que ce combat qui dure 3 semaines, beaucoup de soldats passent mais très peu reviennent, les survivants racontent qu’il y a des monceaux de cadavres, on n’enterre pas les morts, la lutte n’a pas d’accalmie. Pendant la journée, on voit passer des prisonniers hindous et anglais, les sœurs de Germaine n’ont jamais vu de Français.
 
Eugénie raconte qu’un jour une compagnie allemande stationne contre la grille de la maison. Les soldats se reposent avant d’entrer dans les tranchées, ils arrivent de loin… Tout à coup, une grenade anglaise éclate au milieu de ces soldats. La sœur de Germaine n’oubliera jamais cette journée. Des bras, des jambes furent ramassées un peu partout, une oreille ensanglantée fut retrouvée dans l’avant-cour. Cette compagnie était bien décimée, les morts et les blessés nombreux, pas un de ces soldats ne put prendre part au combat. Eugénie fut obligée d’aider les infirmiers à faire le premier pansement aux blessés, ils étaient si nombreux ! Et il fallait les transporter au plus vite, une grenade pouvant arriver à chaque instant. Après ces journées fatigantes, impossible de dormir. Ce n’est pas le bombardement qui effraie, alors, c’est le combat à la baïonnette, il commence ordinairement le soir vers 8 h et ne se termine qu’à l’aube.  

Les Anglais sont à Violaine et les Hindous à Illies, tout à côté de La Bassée, le combat a lieu à 20 minutes de la ville, la maison du notaire se trouvant sur le côté de la ville, du grenier, les sœurs de Germaine peuvent très bien suivre le combat d’autant mieux que la maison est fort élevée.  (La maison était située à la sortie de La Bassée vers Violaine) C’est là qu’elles passent leur nuit ne pensant pas au sommeil, tandis que des luttes aussi affreuses se passent près de chez elles. Naturellement, les soldats ignorent qu’elles montent au grenier, elles ont bien soin de ne pas prendre de lumière, c’est alors qu’elles seraient considérés comme espionnes ! Pendant ces combats, elles n’ont même pas le droit de monter au premier étage.  

Comme tous les officiers partent dans les tranchées et que les ordonnances sont occupés à leur cuisine pour le repas du retour des survivants, elles sont bien tranquilles. Les détails qu’elles nous donnent de ces combats sont vraiment terrifiants, elles nous assurent qu’on ne sait pas expliquer pareilles luttes. Et elles en ont été les témoins. Le lieu du combat est éclairé par des phares. Dans la nuit noire, de leur grenier, il semble qu’elles assistent à un combat qu’on représente comme scène de théâtre. Malheureusement, c’est l’affreuse réalité ! Tout cet emplacement lumineux qu’elles découvrent si bien, tandis que tous les alentours restent dans l’obscurité, n’est pas une scène. C’est là que meurent quantité de soldats, des Français, leurs frères ! ….. D’abord les soldats sont dans leurs tranchées de part et d’autre, ils n’en sortent qu’après la sonnerie du clairon, on voit ensuite un grand drapeau flotter, c’est le début du combat. Du côté des alliés, les Hindous s’avancent ordinairement les premiers, leurs poignards brillent et frappent à coups redoublés, ils poussent des cris vraiment sauvages. Par moments, c’est une vraie mêlée : Anglais, Français, Hindous, Allemands se confondent. On entend le cri plaintif des blessés au milieu de la fusillade. Et ce sont des peuples civilisés qui sont mêlés à pareils actes de sauvagerie !....  

Vraiment, ce n’est pas permis au siècle où nous sommes. Quand les monceaux de cadavres rendent la lutte presque impossible, quand ces heures si terribles ont coûté la vie à tant de soldats, quand le matin arrive, quand le drapeau blanc hissé, tantôt du côté allié d’autres fois au-dessus des tranchées allemandes, indique la fin du combat. Et ceci recommence presque chaque nuit. Quand les officiers rentrent le matin, ils se mettent à table, le repas a été préparé pendant le combat. Comment peuvent-ils être si indifférents ! Demain, ils seront peut-être au nombre des victimes. Et cette nuit, leurs frères d’armes sont tombés si nombreux. Parfois, ils rentrent fort découragés, la nuit a été mauvaise pour leur régiment, il leur manque beaucoup d’hommes. Quand les soldats racontent ce qui s’est passé, les sœurs de Germaine semblent y prêter grande attention. S’ils savaient qu’elles suivent chaque nuit toutes les péripéties de ces combats meurtriers !....  

Mais cette vie n’est vraiment plus tenable. Les officiers prévoient que la situation ne va pas s’améliorer au contraire. Les 15 civils doivent donc partir : « On ne peut pas pourvoir plus longtemps à leur approvisionnement. ».Voilà ce que les Allemands disent ; de plus, ils craignent d’être obligés de reculer !..... Mais ne veulent pas l’avouer. Les sœurs de Germaine ont ramassé un sac de balles dans le jardin et autour de la maison. Naturellement, elles n’ont pas pu prévenir Mme Lagaisse de leur départ, elles ont dû suivre la même route que les autres et sont restées trois semaines à Templeuve. Elles ont dû laisser tous les meubles, linge de table etc… la maison étant occupée par les officiers ne pouvait pas être dégarnie. Les patrons n’ont donc eu aucun avantage à laisser les sœurs de Germaine à La Bassée. Elles n’ont pu leur remettre que les tentures ! ... Les officiers ont bien voulu qu’elles les enlèvent comprenant que ce n’était pas bon pour l’hygiène.  

Intérieur de la maison. Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
Dans la véranda de la maison avant la guerre avec Mr Auguste Grauwin, père de Charles Grauwin . Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
Le jardin présente aussi un aspect lamentable, il a été labouré par les obus, la plupart des arbres sont déracinés. De grands trous indiquent la place où sont tombées les grenades. La Bassée n’est plus qu’un amas de ruines autour duquel on a posé quantité de canons de gros calibre. Les sœurs de Germaine disent que les Allemands sont de mauvais tireurs, ce qui les sauve, c’est leur grosse artillerie…… 

......Beaucoup de blessés qui étaient à Lille sont partis sur Orchies. Les Anglais envoient des grenades au Marais de Lomme ; Lomme est épargné jusqu’à présent. On se bat près d’Englos, quantité de civils qui se trouvaient au fort ont été tués. Ce soir vers 8 h, passage d’aéroplane, la nuit arrive, on voit très bien le feu qui accompagne l’éclatement des grenades. Grande canonnade ce soir dans la direction d’Ypres, bourdonnement continuel dans le lointain......

La maison après la guerre . Sources: archives de la famille GRAUWIN-LAGAISSE 
Note : Ce témoignage qui rend compte des combats qui se passent de nuit à la lueur des projecteurs fait découvrir un nouvel aspect de l'âpreté et de la dureté des combats et donne une dimension nouvelle et effrayante de la "boucherie" que fut cette guerre de 14-18.
Sources: Carnets de guerre de Claire Doolaeghe